“Je chante pour vous émouvoir”
– c’est ainsi que Berge Turabian m’a dédicacé
son premier disque, “Quelque part et un jour”,
dont il avait signé la musique et les paroles. Cet
album m’est parvenu comme une promesse longtemps attendue.
Il y exprimait le chant de son cœur, dévoilant
ses secrets les plus profonds, murmurant les mots de l’amour,
les mots de l’offrande. Il ne pouvait en être
autrement : écrire des chansons est dans son sang,
c’est un désir irrépressible de son âme.
J’y ai entendu des chants d’une angoisse intangible,
saturés de désirs et d’espoirs. Ses chansons
sont celles d’un esprit sans contrainte, indifférent
au confort du quotidien, loin des conventions petites-bourgeoises.
Il peut veiller des nuits entières, sous la voûte
céleste, en chantant ses révoltes et ses prières
de rêveur.
Voilà pourquoi, pour son deuxième album, il
a choisi pour compagnon, sur la route de ses errances, un
être avec qui il aurait aimé partager ses pensées
les plus intimes. C’est Yeghiché Tcharents qu’il
veut pour ami. Le poète et le chanteur, deux complices
fous et songeurs, chantent “de l’amour et du pain
bénis”, les voies lactées, les lointains
d’azur, glorifiant la pérennité de l’amour
et de la vie. Ces chansons bercent notre âme de leur
douce clarté, elles sont pleines de rythmes sensuels,
propres au lyrisme de Tcharents. Elles sont parfois romantiques,
parfois d’une sonorité nostalgique, avec des
touches impressionnistes et symbolistes. L’essence du
lyrisme de Tcharents et la musique de Berge vibrent à
l’unisson : voilà le secret de leur charme.
Mais ce qui rend cet album particulièrement précieux,
c’est que cette musique est foncièrement arménienne.
“La tristesse séculaire de Naïri”,
quintessence de la poésie de Tcharents, a trouvé
sa vérité dans les chansons de Berge. Ce sentiment
de profonde tristesse, propre à la sensibilité
des Arméniens, est ici omniprésent.
La musique et l’interprétation de Berge captent
l’expression sensuelle et associative de Tcharents,
l’essence musicale de son lyrisme. Celle-ci se manifeste
tantôt dans le sinistre hurlement du “Vent”,
si réel que nous le sentons passer dans nos cheveux,
tantôt dans les notes d’un tango démodé
et ironique, d’où surgit l’image de “L’élégante
L.” La musique s’empare des couleurs de la palette
de Tcharents: elle devient bleue, elle devient transparente
dans la “La fille comme un abat-jour”, elle se
condense dans les couleurs de l’arc-en-ciel; elle explose
et se répand comme un «Festin» de l’âme
et du corps. Et toutes ces intonations sont portées
par une orchestration moderne et élaborée.
De ces chansons se dégagent une tristesse infinie,
la souffrance du désir, le charme splendide mais inaccessible
des pays oniriques, l’appel des amours lointains et
irréels, des mots d’adieu, l’espoir du
hasard d’une rencontre et un amour infini pour la vie
terrestre. En les écoutant, il nous vient à
l’esprit un quatrain de Tcharents, écrit dans
ses dernières années:
Comme
la chanson de Verlaine,
C’est
toujours la même souffrance
Qui
vit dans mon âme ancienne,
Avec une vieille assonance.
Oui, c’est la même souffrance dans les chansons
de Berge Turabian, qui nous remplit de tristesse et d’amour...
et nous émeut. C’est ce qu’il nous avait
promis.
Ecoutez
mes chansons… écrit le poète,
Ecoutez
mes chansons… dit le compositeur,
et, si nous savons l’art d’écouter, les
chansons de Berge nous enchantent comme les réverbères
d’une ville d’antan, elles nous charment comme
le sourire doré d’un Passant de hasard.
Anahit Charents
Amsterdam, 1999
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